Patrick Modiano a écrit quelque part que Marguerite de la nuit faisait partie de ces œuvres qui le fascinaient pas la simple magie de leur titre. On ignore s’il a vu le film mais il est indéniable que le titre, repris directement de celui du roman de Pierre Mac Orlan qu’il adapte à l’écran, participe pour beaucoup à son aura. De quoi s’agit-il ?
Nous suivons les mésaventures d’un lointain descendant du docteur Faust qui, au soir de sa vie (nous apprenons d’ailleurs qu’il est prévu qu’il meure au prochain chant du coq), rencontre par hasard le diable qui lui propose, comme à son ancêtre, de retrouver la jeunesse en échange de son âme. Faust identifie le diable car celui-ci lui a offert une cigarette qui ne se consume jamais… Une fois de retour chez lui, intrigué, il ressort et entre dans un dancing où il retrouve le mystérieux personnage qui, après lui avoir avoué qui il était, lui propose son marché. Le vieil homme n’aurait sans doute pas accepté si, durant leur conversation, il ne s’était pas follement épris de Marguerite, une femme chantant sur la scène. Désirant plus que tout séduire cette chanteuse mélancolique qui vient de rompre avec son fiancé, il signe alors le pacte fatal pour retrouver ses vingt ans. Alors que les deux hommes sortent au petit matin du dancing, le diable rassure son protégé : « On ne peut pas empêcher le coq de chanter, le tout c’est qu’il ne chante pas pour nous. » Il sera exaucé mais, très vite, ne se montrera pas à la hauteur de la seconde chance qui lui est donné et sombrera dans une humeur mesquine et agressive tandis que Marguerite, tombée désespérément amoureuse de cet homme qui ne la mérite pas, ira jusqu’à sacrifier son âme pour sauver la sienne. Déçu par l’égoïsme et la lâcheté de Faust – « J’ai déjà vu des gens manquer de courage, mais comme toi jamais. Et pourtant j’ai beaucoup vécu » – le diable se laisse par contre attendrir par l’altruisme de Marguerite et décide, à titre exceptionnel, de rompre le pacte qu’elle a signé de son sang et de lui rendre son âme. Elle meurt au moment même où il déchire le papier fatidique.
Le film a souvent été jugé assez sévèrement. On a relevé les couacs dans la prise de son, difficilement pardonnables pour un film de cette facture. On a critiqué le jeu peu satisfaisant de Jean-François Calvé, qui campe un jeune Faust falot, dénué du moindre charme et qui ne saurait légitimement inspirer à une dame d’autre désir que celui de lui donner des claques. Même Michèle Morgan convainc peu en Marguerite : elle est trop âgée pour le rôle (le couple qu’elle forme avec son soupirant sonne faux) et sa beauté n’est guère mise en valeur. Seul le diable, joué par Yves Montand, propose un personnage réellement charismatique et incarné. Certains critiques de l’époque se sont montrés extrêmement sévères, à l’image de Truffaut qui écrit : « Ce film n’est pas intelligent, mais l’intelligence, surtout au cinéma est secondaire ; ce film est de mauvais goût, mais le goût, souvent paralyse un vrai tempérament de cinéaste ; ce film est lourd mais la légèreté quelquefois engendre la frivolité. Mais alors, que manque-t-il à Marguerite de la Nuit d’assez important pour pétrifier et agacer le public et les critiques, que lui manque-t-il pour que nous riions quand cela veut être drôle et que nous pleurions quand cela se veut triste ? Il manque l’essentiel, c’est-à-dire la vie qui ne figure pas sur un budget car on ne peut pas l’acheter comme des costumes ou la bâtir comme des décors, cette vie que les grands cinéastes savent installer dans chaque scène, dans chaque image, que ce soit avec la solennité de Dreyer ou avec la frénésie de Renoir. Marguerite de la Nuit est un film mort, un spectacle étrange devant lequel nous n’éprouvons que des sentiments pénibles à commencer par celui d’être trop long : nous ne sommes pas concernés, ce divertissement philosophique et démystificateur n’amuse que les auteurs. »
Si ce film n’est pas un chef-d’œuvre et s’il y aurait effectivement à redire sur tel ou tel aspect de sa réalisation, la charge de Truffaut nous paraît excessive. Il arrive que des longs métrages, en dépit de leurs imperfections, retiennent l’attention et plaisent par un élément bien particulier de leur mise en scène, qui ne suffit pas à les sauver mais qui leur donne un intérêt, une raison de les regarder, un attrait. Pour Marguerite de la Nuit, cet élément est le décor. Filmé entièrement en studio, le long métrage fait se succéder des architectures étrangement propres, délicieusement artificielles, faites de grands aplats de couleurs franches. Les intérieurs ne sont guère moins théâtraux, dégageant la même impression de maisons de poupée agrandies à échelle humaine. On peut lire ceci dans le livret du film : « La couleur écrasante du technicolor confère une atmosphère artificielle assumée à ce film symboliste très étrange, aux décors factices : une sorte de volonté de retour à l’expressionnisme tant chéri par Mac Orlan, par un réalisateur formé aux arts décoratifs et qui fit ses gammes dans les années 1920, précisément aux côtés de Marcel L’Herbier, son maître. » Il faut noter que si les décors du film ne sont pas du réalisateur lui-même mais de Max Douy, Autant-Lara fut effectivement décorateur sur le plateau de L’Inhumaine, le chef-d’œuvre de L’Herbier (dont nous parlerons prochainement sur ce blog) pour lequel il réalisa une sorte de jardin d’hiver constitué d’herbe géantes.
Examinons quelques décors de Marguerite de la nuit que j’ai retenus à titre d’exemples. Vous voudrez bien m’excuser pour la présence du logo de TV5 Monde sur les captures d’écran mais c’était la seule version du film que j’avais à disposition.
Les premières images se passent sur la scène de l’opéra. Mise en abîme esthétique amusante puisque les décors de la « vie réelle » ne seront finalement pas si différents des pierres en carton-pâte du spectacle théâtral (qui est, justement, une représentation du Faust de Goethe).Marguerite de la nuit : du diable et de ses artifices
Pour lire la suite…
Commentaires