En flamand son nom d’état civil veut dire « ouvrier » ; en américain son nom de scène est « vacances ». Il débute à dix-sept ans ; on ne peut pas dire qu’il soit beau : quelque chose de mou dans les traits, de pas fini, quelque chose de veule en un mot (Littré : « plante veule, plante qui ne soutient pas bien sa tige » ; « arbre veule, arbre qui s’élève sans prendre assez de corps »), et aussi de vulgaire (Littré : « qui se voit communément parmi les hommes »).
Vulgaire, de vulgus : « le commun des hommes, la foule » (Gaffiot), et encore : « la masse obscure, la multitude ». Pendant plus d’un demi-siècle, la « masse obscure » a fait de lui son « idole », le mot paraît étrange, un peu grand pour lui, mais les journaux ne reculent devant rien – surtout pas devant les mots.
Sa vie est un pauvre rêve – un rêve de pauvre, un pauvre qui, à la différence de ses fans, aurait eu les moyens de réaliser son rêve – le moyen d’en mesurer le vide. Il s’était fait construire une villa hollywoodienne à Saint-Tropez, avec les mustangs en relief sur les portes, l’aigle royal en mosaïque dans la piscine et les statues de chefs indiens dans l’escalier, son Amérique était celle des westerns des années 1950 et les illustrés qui les répétaient, Dakota, Kit Carson, Tex Tone. Les rockers américains qu’il admirait ne le connaissaient pas, c’était un succédané français, quand il allait chanter là-bas il lui fallait amener avec lui son public, lequel s’en moquait bien : ce que ses fans voulaient, c’était précisément cela, une conquête de l’Ouest en version française. On le voyait dans des films jouer les blousons noirs au grand cœur, les durs à la mie de pain – rocker à la mie de pain aussi, au grand cœur sans doute – ce que devait sentir, tout de même, « le petit peuple des petits Blancs », comme dit un académicien, ceux qui s’en feront une idole, en prenant les journaux au mot.
Le général de Gaulle, un de ses ministres plaidant la cause des « jeunes », comme c’était la mode, l’avait rabroué : lui ne connaissait pas de « jeunes », il ne connaissait que des Français de tout âge dont quelques-uns étaient jeunes à titre temporaire. Le grand homme se trompait ; il avait pour lui la logique et le bon sens, mais il ne voyait pas la mutation qui s’était produite sous ses yeux : l’apparition des « jeunes » comme nouvelle variété de l’espèce humaine. Ces « jeunes »-là ne vieilliront pas ; ils mourront « jeunes », comme leur idole à 74 ans. Les « jeunes » ne voulaient plus de l’histoire, des guerres, de l’héroïsme à répétition ; tant qu’ils y étaient, ils ne voulaient plus de la condition humaine, le bruit leur suffisait avec des amplificateurs. On leur laisserait en faire tout leur saoul, et le 8 avril 1962, alors que les Français de métropole étaient appelés par référendum à approuver les accords d’Évian (les Français d’Algérie n’étaient pas convoqués aux urnes), ce fut avec les chansons de l’idole que la radio étourdit l’électeur, comme du moins le prétendirent quelques suspicieux, qui firent d’un chanteur le supplétif involontaire de la propagande gouvernementale.
« Son prochain album sera magnifique » : c’est son ancien producteur qui l’annonçait à la presse, un peu moins d’un mois avant sa mort. « Je peux vous dire qu’il n’a rien perdu de sa vitalité. Il prépare un album pour 2018 et une tournée en 2019 ». Quand on lui objecte le cancer dont il souffre : « Il a toujours gagné. Je ne vois pas pourquoi il ne gagnerait pas cette fois ». En effet, on ne voit pas pourquoi. La mort, c’est bon pour les mortels.
Il s’est fait enterré sur une île tropicale qui n’a d’autre intérêt que le soleil et la plage à demeure. Les vacances, toujours, telles que les fans se les représentent, et aussi le paradis, car entre deux typhons l’île est « paradisiaque » d’après les journaux.
Aux Halles à Paris, un grand magasin de fournitures culturelles a ouvert un livre d’or : « Merci d’avoir accompagné ma vie (Michel, 74 ans) ». Selon ses proches, le chanteur était « un guerrier » : c’est vrai qu’il avait toujours l’air de se battre contre quelque chose, on ne sait trop quoi, ni lui non plus ; peut-être l’insignifiance moderne dont il était à la fois l’idole et la victime – inutile, pas même expiatoire ? Les hommes superflus d’après le temps des hommes ont les tragédies qu’ils peuvent.
Philippe Barthelet
Retrouvez Philippe Barthelet dans le prochain numéro d’Éléments n°170. Il s’y livrera à un travail de décryptage de l’écriture inclusive.
"Il s'est fait enterrER" (Infinitif) et non pas "enterré", horrible faute indigne d'Eléments ! (// il s'est fait surprendre, il s'est fait peindre...)
Rédigé par : Jean-Christophe Charvet | 13/01/2018 à 07:33