La beauté sauvera-t-elle le monde ?
Peut-être vous rappelez-vous le début d’Une saison en enfer de Rimbaud. Il y a dans ce long poème en prose, stupéfiant et
génial, il faut bien le dire, à peu près tout le nihilisme du XXe siècle, jeté comme un défi par une sorte de demi-dieu insolent et malappris. Ah, si Rimbaud n’avait été qu’un poétaillon, on pourrait faire comme s’il n’avait jamais existé, mais Rimbaud le voyou cachait Rimbaud le voyant. Voici donc ce qu’il disait du fond de sa colère, alors qu’il n’avait pas vingt ans. C’est le tout début d’Une saison en enfer :
« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.
Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. − Et je l’ai trouvée amère. − Et je l’ai injuriée. »
Un jour donc, Rimbaud a assis la Beauté sur ses genoux. − Et il l’a trouvée amère. − Et il l’a injuriée. Mais du moins Rimbaud avait-il une excuse : il a mis fin tout de suite à cette comédie – la farce de la provocation – en s’exilant aux Afriques, comme disait Verlaine. C’était un homme conséquent : à l’instar d’un prêtre défroqué, il a refusé de continuer à dire une messe à laquelle il ne croyait plus. Il a déserté le temple de l’art. La place était à prendre. Les marchands et les clowns, les milliardaires et les faussaires l’ont aussitôt investie. Et eux ne se sont pas donnés la peine d’asseoir la beauté sur leurs genous, ils se sont littéralement assis dessus et l’ont souillée. Les hommes, qui, jusque-là, avaient célébré la beauté, se sont mis à la profaner avec un fureur iconoclaste. Porté à ce niveau, c’est un phénomène sans précédent. Réfléchissez-y bien. L’homme moderne, l’homme post-moderne, qui a congédié beaucoup de choses, s’est volontairement plongé dans une nuit sans poésie. Au fond, il s’est crevé les yeux.
Pas une civilisation à laquelle on puisse comparer ce geste de répudiation de la beauté. Toutes les civilisations qui nous ont précédés ont su créer leur forme propre, leur forme spécifique, leur architectonique. Et c’est vrai depuis les sociétés mégalithiques, les dolmens, les tumulus funéraires, comme avant elles l’art pariétal européen vieux de près de 30 000 ans. Comme la céramique chinoise. Comme la pagode dans le bouddhisme. Comme le jardin chez les Japonais. Les pyramides funéraires en Egypte. Les pyramides sacrificielles des sociétés Maya. Les figures géométriques des Arabes. Et je ne parle pas de l’Europe historique. Du Parthénon aux aqueducs et aux arcs de triomphe romains, des abbayes cisterciennes aux cathédrales gothiques, des châteaux forts aux demeures royales.
Concevoir le monde, c’est faire advenir une forme, un langage ; c’est symboliser plastiquement, figurativement, architecturalement, une vision du monde. Quel est le premier geste que firent les Grecs, quand ils sont devenus grecs ? C’est créer une cosmogonie, parce qu’une cosmogonie ordonne le monde, lui confère son harmonie propre. Une cosmogonie fait entrer le contingent dans l’éternel, un éternel précaire, assurément, mais qui délivre l’homme de sa finitude, de son incomplétude.
C’est cela l’art : emprisonner dans une forme la matière qui sans cela se disperserait. C’est un geste souverain. Par là, l’homme se déprend des lois de l’univers. Quelles sont-elles, ces lois de l’univers ? Le désordre croissant, le chaos, la mort. Autrement dit, l’entropie. Tout, dans l’univers des hommes, est lutte contre l’entropie, la plus terrible des lois de la physique. L’entropie, c’est la seconde des lois de la thermodynamique. La première, c’est la loi de la conservation de l’énergie (le célèbre « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » de Lavoisier). L’entropie décrit ce « tout qui se transforme », c’est-à-dire la dégradation irrévocable de l’énergie en raison des phénomènes dissipatifs. Bref, elle mesure le degré de désordre dans un système ; et ce système, c’est pour nous l’univers. Et c’est contre ce désordre, ce chaos que les Grecs se sont pensés, qu’ils se sont dressés, qu’ils sont devenus hommes. Cette idée, conjurer le chaos primordial, pour parler comme Mircea Eliade, vous la retrouvez dans toutes les civilisations. Raison pour laquelle chacune d’entre elles a développé sa forme propre. Cette forme trace une frontière.
Et nous alors ? Quelle est notre forme spécifique, à nous postmodernes ? Eh bien, c’est la forme de l’absence de forme. Ou si vous préférez : c’est la liquidation des formes, sous la triple forme de l’informe, du difforme et de l’uniforme (au sens de l’uniformité). C’est ce que certains historiens de l’art ont appelé « la fuite de la forme close ». Elle est visible partout dans le premier modernisme, et dans des œuvres, pas n’importe lesquelles, vous allez le voir, qui ont compté, toutes antérieures aux « orages d’acier » de Grande Guerre, qui ont eux aussi été une fuite hors de la forme close : dans la technique romanesque de Marcel Proust, dans les enroulements architecturaux de Gaudí à Barcelone, dans le refus des hiérarchies tonales chez Schönberg, dans l’expressionnisme berlinois, dans le cubisme parisien, qui, à eux tous, ont pulvérisé le pluriséculaire système des beaux-arts, héritage académique qui remontait à la Renaissance. Cette « fuite de la forme close » s’est produite simultanément en Europe : à Montparnasse, Berlin, Saint-Pétersbourg, dans les quartiers de la bohème artistique, le foyer du modernisme. Et c’est la culture de masse, principalement américaine, qui va démocratiser ce programme expérimental, celui des avant-gardes européennes, lesquelles étaient inaptes à le transmettre aux masses, faute d’en maîtriser les codes culturels. Pour toucher le grand public, il lui a fallu passer par cette sous-culture de masse, du pop art à l’art contemporain, d’Andy Warhol à la contre-culture. Ainsi les codes de l’avant-garde ont-ils pu coloniser l’industrie de la mode et de la publicité. Ainsi l’avant-garde est-elle devenue la norme – la norme de l’absence de normes – et notre nouvel académisme – l’académisme de l’anti-académisme. C’est là, je le redis, une esthétique et une grammaire spécifiques.
Car il faut bien comprendre que nous vivons dans un monde qui a sa cohérence, je veux dire : qui est esthétiquement cohérent autant qu’idéologiquement cohérent. C’est quoi, la cohérence de notre monde ? C’est l’incohérence des formes, ou leur métissage généralisé, ou encore leur hybridation. Cette incoréhence des formes fait sens. Elle se décline dans tous les domaines. On peut donc à ce titre parler d’une grammaire de l’absence de formes, qui dessine une sorte de paysage hermaphrodite, lequel est la signature esthétique de notre temps.
C’est particulièrement visible dans ce qu’on appelle l’art contemporain. Mais vous retrouvez partout ce mélange : informe, difforme et uniforme. Dans la théorie du genre, dans la pandémie d’obésité, dans la multilplication des transsexuels, dans les phénomènes de mode, dans la culture de masse, dans le graphisme, dans la world music, etc. Et je ne parle pas de l’architecture. Vous connaissez le mot du prince Charles, à savoir que les architectes ont fait plus de dégâts à Londres que la Luftwaffe pendant la Seconde Guerre mondiale. Comparez un centre-ville historique, c’est une expérience à laquelle chacun d’entre nous s’est livrée, avec ce que sont devenues nos villes-monde. Est-ce que ce sont encore des villes ? Non. Ce sont des conurbations tentaculaires, reliées par des rubans de macadam. Un défilé de paysages androgynes alternant les barres d’immeuble, les zones commerciales, l’habitat pavillonnaire, la végétation sauvage, les graffitis et les friches industrielles. Le contraire de la cité antique délimitée par le sillon sacré de Romulus ou les murs d’enceinte de la cité médiévale.
Cela, c’est le résultat de ce long processus de liquidation-liquéfaction des formes entrepris à l’aube du XXe sicèle. La société liquide décrite par le regretté Zygmunt Bauman en est le résultat. Elle n’a rien d’autre à opposer à l’entropie croissante suscitée par le capitalisme que la « siliconisation » du monde. L’art contemporain en est la traduction plastique. Pensez aux Balloon dogs de Jeff Koons. C’est la chirurgie esthétique appliquée aux beaux-arts. L’art contemporain a liposucé Mona Lisa, botoxé les danseuses de Degas, repoitriné toutes les Vénus de Milo du monde. Je parle de l’art contemporain, mais je pourrais tout aussi bien parler d’une émission de télé-réalité ou d’un spectacle de catch américain. C’est la même chose, ce sont des univers régis par les mêmes codes esthétiques. Et l’art contemporain n’est rien d’autre pour les milliardaires que ce que le catch ou le Super Bowl sont pour les catégories populaires.
Si d’un mot on doit résumer ce monde, c’est celui d’« obscène » qu’il faut adopter. Et pourtant c’est un monde qui ne jouit pas et qui ne fait pas jouir. Pas une installation d’art contemporain qui ne fasse l’aveu de sa frigidité et de son impuissance. Dès qu’on pénètre dans l’une de ces galeries qui fleurissent dans les grandes capitales, on est envahi d’un sentiment frigorifiant. La vie y a été lyophilisée, aseptisée. C’est Le Corbusier, je crois, qui disait : l’homme naît dans un hôpital, il meurt dans un hôpital, il est normal qu’il vive dans un hôpital. Des paroles aux actes. L’appel du vide, du monochrome, du monosyllabique.
Toujours est-il que l’art contemporain, c’est beaucoup plus que l’art contemporain. C’est l’esthétique de notre temps, et je le répète : cette esthétique se décline dans tous les domaines de la vie, singulièrement dans la société du spectacle et l’industrie du divertissement. C’est pour cela qu’il faut s’y attarder. Alors, c’est quoi ? De quoi est-elle faite ?
C’est d’abord une esthétique de la banalité. La transfiguration du banal (1981), selon le titre du livre d’Arthur Danto, la Bible de l’art contemporain. Dans ce sacre de la nullité, le rôle du Français Marcel Duchamp, l’un des plus grands mystificateurs du XXe siècle, est connu. En soumettant son fameux urinoir au public new-yorkais en 1917, il a congédié des siècles d’histoire de l’art, se plaçant délibérément hors de son champ juridictionnel. Son objectif, c’était, selon ses propres mots, de se servir d’un tableau de Rembrandt comme d’une table à repasser. Mais, car il y a toujours un « mais », c’est l’inverse qui s’est produit : la table à repasser a été élevée, par dérision, au rang d’œuvre d’art. Ainsi des boîtes de soupe Campbell de Warhol ou des shampouineuses de Jeff Koons enchâssés dans des vitrines en plexiglas. Car il y a une frontière entre un appareil d’électroménager et une œuvre. Où la délimiter ? Eh bien, c’est l’intention de l’artiste qui la détermine, « une certaine théorie de l’art », pour parler comme Arthur Danto. Telle est l’opération d’alchimie de l’art contemporain : la conversion du néant en valeur.
Le meilleur élève de Duchamp, c’est Andy Warhol – plus pâle que Woody Allen, plus dépressif que Droopy, plus migraineux que Houellebecq. C’est la tête de gondole de l’art contemporain. Si le turbocapitalisme a un visage, c’est là qu’il faut le chercher. Il en est la charte graphique, l’expression esthétique et le produit dérivé.
Cette esthétique, c’est aussi le difforme, le laid, le monstrueux, en phase avec notre monde génétiquement mutant : à la fois anorexique et obésiforme, minimaliste et monumental. C’est le règne du transmorphisme et de ce qu’on appelait autrefois la tératologie, la science des monstres. C’est cela le posthumanisme ou le transhumanisme. C’est le retour des titans – ces forces (on n’ose à peine dire ces formes) primitives, obscures, anciennes, incontrôlées, avides, que les Grecs avaient rejeté dans les ténèbres extérieures.
Cela va donner lieu à l’institutionnalisation de la provocation. La Merda d’artista de Manzoni mise en boîtes de conserve et vendue au cours de l’once d’or. Le Piss Christ plongé dans la sainte urine d’Andres Serrano. Ou cette performeuse qui se masturbe sur scène et invite le public à inspecter son vagin avec une lampe de poche.
L’informe, c’est aussi l’esthétique de l’uniforme. Dans un texte célèbre rédigé en 1935, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, le philosophe Walter Benjamin a soulevé l’hypothèse qu’au XIXe siècle, l’œuvre d’art a été déchue de son authenticité – ce qu’il appelle son « aura ». Il a suffi pour cela d’inventer la photographie dont on allait pouvoir obtenir tous les tirages que l’on souhaitait. Du coup, c’est notre rapport aux œuvres qui s’en est trouvé modifié. Plus besoin de les contempler, il suffira désormais de les consommer en autant de séries qu’elles peuvent donner lieu – et certaines sont savamment stylisées par une armée de designers, de plasticiens, de graphistes, de publicitaires, mais elles sont toutes rapidement frappées d’obsolescence. C’est cette déchéance artistique qu’a voulu exprimer, non sans démagogie, Marcel Duchamp avec son fameux urinoir.
L’informe, c’est enfin et surtout la passion de l’indifférenciation et de l’hybridation, du métissage, expression privilégiée du désordre contemporain. Elle est visible dans le triomphe du kitch et du latex, du mauvais goût siliconé et des dorures sur béton, chez Lady Gaga, chez les drag queens, dans la Gay Pride, les OGM, la pornographie. Et c’est là qu’on se rend compte que cette esthétique contemporaine ne sort pas tant, ou pas seulement, de Picasso, Malevitch, Kandinsky, mais plus encore de la rencontre improbable entre l’urinoir de Marcel Duchamp et Barnum, figure centrale de l’imaginaire américain sans laquelle on ne peut pas comprendre le phénomène Trump.
Pour cela, rien de tel que de faire un petit retour en arrière avec Marc Fumaroli. Dans son Paris-New York et retour. Voyage dans les arts et les images (Fayard, 2009), l’académicien retrace la généalogie de cette esthétique et la fait remonter au grand Barnum, Phineas Taylor Barnum (1810-1891). Paix à son âme. Barnum allait partout disant : « Les gens aiment être charlatanisés ». Les aphorismes de Barnum valent ceux de Schopenhauer, de La Rochefoucauld et de La Bruyère. Fondant tous ses espoirs sur la bêtise des gens, il professait que « chaque minute une femme met au monde un nouveau pigeon ». C’était au XIXe siècle. Aujourd’hui, chaque quart de seconde une femme met au monde un nouveau pigeon. Vous conviendrez que cela fait beaucoup de pigeons. Avec un tel catéchisme, le succès était garanti. Barnum ne cherchait plus l’or, il l’avait trouvé : la jobardise du public, inépuisable filon. Il sera le premier à exploiter à échelle industrielle la crédulité des gens.
En plein cœur de Manhattan, son American Museum – la plus grande galerie d’art pré-contemporain jamais conçue – draina de sa création en 1841 jusqu’à l’incendie qui le ravagea en 1865 quelque 38 millions de visiteurs. C’était un souk géant rempli de monstruosités criardes, qui valent bien les « créations » de ces écornifleurs de haut vol que sont Jeff Koons, dit Mickey l’Ange, Damien Hirst, le Pif Gadget serti d’or de l’art contemporain (voir son crâne incrusté de diamants vendu 100 millions de dollars), Maurizio Cattelan, qui se glorifie de ne pas avoir d’atelier, mais seulement un téléphone grâce auquel il passe ses commandes et ses ordres de Bourse, Paul McCarthy et son plug anal, Anish Kapor et son vagin de la reine à Versailles (et encore on a échappé à Versailles à l’immense lustre en tampons hygiéniques, « œuvre » d’une plasticienne portugaise). Ainsi va la société du spectacle, à mi-chemin d’Hollywood et d’Halloween. Inutile de dire que c’est une super-production mondiale. Vous admettrez qu’elle sera difficile à renverser. Mais c’est néanmoins ce à quoi on doit s’atteler. Vaste programme, comme disait l’autre.
Le bon point, c’est que, de toute évidence, nous ne sommes pas des êtres conçus pour la laideur. La laideur nous enlaidit – pardonnez la tautologie. Elle nous avilit. Elle rabaisse notre condition d’hommes et d’Européens. Tous les Européens qui consentent à la laideur offensent le génie de leur continent. Il faut que nous Européens, nous nous rappelions le vers d’Hölderlin que Heidegger a souvent médité et qui vaut commandement pour nous : « … l’homme habite en poète sur cette terre… »
Le mauvais point, c’est que la beauté, la poésie, ne se décrète pas. On n’a pas la capacité de la créer ex nihilo. Et quand bien même on l’aurait, elle serait condamnée à la clandestinité. Elle n’est pas accident de la civilisation, elle est la civilisation. Or, nous traversons une phase de décivilisation, de déspiritualisation. Nous vivons sous l’emprise de la marchandise, de ce que Marx a appelé le fétichisme de la marchandise, et singulièrement de la marchandise technologique. On sait, comme aucune autre société avant la nôtre, transformer la matière, mais on ne sait plus la transfigurer, à la différence de toutes les sociétés qui nous ont précédés. Comprenez-moi bien : je parle de notre époque, de ce que les Allemands appellent « l’Esprit du temps », pas des artistes.
Car il ne manque pas d’artistes aujourd’hui, ni même de grands artistes, mais justement ils ne représentent pas cet Esprit du temps. Ou plutôt : ils le représentent si bien qu’ils lui en sont devenus intolérables. Et c’est pour cela qu’ils n’ont pas droit de cité, condamnés qu’ils sont à la clandestinité. Pour parler le langage de la sociologie, ils sont dominés, ils sont dominés dans le champ des représentations. Leur représentation du monde, parce qu’elle est classique, figurative, noble, enracinée, a été mise au rebut de l’histoire de l’art. La vraie guerre, une fois de plus, est là. C’est une guerre des représentations, une guerre des conceptions du monde. C’est donc concept contre concept, modèle contre modèle, esthétique contre esthétique. Or, de fait, parce que notre conception du monde n’est pas prédominante, nous ne parvenons pas à imposer nos critères de goût et de jugement. On a beau être la majorité, on est mis en minorité dans le champ des représentations. C’est sur ce terrain-là qu’on doit livrer bataille, celui de la guerre culturelle.
Vous allez me dire : « Fort bien, mais alors que faire concrétement ? » Eh bien, quitte à vous surprendre, je ne crois pas qu’il nous faille parler de la beauté en soi. D’abord, parce qu’il est très difficile de discourir de la beauté en termes généraux. Tous les philosophes s’y sont cassés les dents. La beauté concrète – l’œuvre – est toujours particulière. Elle a une identité singulière : une idiosyncrasie. Vous savez ce que veut dire « idiosyncrasie ». L’diosyncrasie, c’est le caractère de ce qui est propre. Et la beauté c’est toujours un nom propre, jamais un nom commun.
Ensuite et surtout, parce que, je l’ai dit, nous ne manquons ni de grands artistes, ni de grandes œuvres, picturales, romanesques ou autres. Mais ces artistes, ces romanciers sont, quand ils parviennent à percer le mur du silence, des passagers clandestins. En conséquence de quoi, ce ne sont pas des artistes qu’on recherche désespérément, ce qu’on recherche, ce à quoi on aspire, c’est qu’ils ne voyagent plus en passagers clandestins, mais sur le pont, qu’ils soient même à la barre. La guerre culturelle, encore et toujours. Et les guerres culturelles, comme toutes les guerres, consistent à triompher de l’ennemi en livrant bataille. C’est cela, le sens de mon intervention, toutes prétentions mises à part : porter le fer contre l’ennemi.
Car à cette question lancinante de la beauté, on n’a pas de réponse. On a seulement des certitudes quand la beauté se manifeste, dans sa splendeur ou son dénuement. Elle nous transperce le cœur et nous fend l’âme. André Breton disait que le propre de l’œuvre d’art c’est de produire en nous une commotion. Un choc. Elle nous secoue de fond en comble.
Je voudrais finir avec une citation de Dostoïevski, que vous connaissez sûrement. « C’est la beauté qui sauvera le monde. » C’est un personnage de L’Idiot – toujours l’idiosyncrasie –, un des romans de Dostoïevski, qui la prête au prince Muichkine. Mais le prince, lui, se contente de dire de la beauté que c’est une énigme. On a beaucoup glosé sur cette phrase. Pourquoi sauver le monde ? Et de quoi ? Et pourquoi la beauté ? Pourquoi pas la bonté, pourquoi pas la justice ou l’ordre ?
Moi, j’ai toujours pris cette phrase au premier degré, du premier jour où je l’ai rencontrée. Elle s’est imposée à moi comme une évidence et elle résonne en moi depuis lors. Je crois profondément que la bonté d’âme, la beauté, le bel ordre du monde, comme disaient les Grecs, coïncident dans ce miracle qu’esl la civilisation. Je crois profondément que, s’il y a lutte, et il y a lutte, ce n’est pas de lutte des classes qu’il s’agit, mais d’une lutte millénaire des poétiques, des chevaleresques contre la classe prédominante des grossiers et des vulgaires ; la lutte des chevaliers, Léon Bloy les appelait les Belluaires, contre les porchers ; entre ceux qui portent les colonnes du temple et ceux qui les profanent et les détruisent. Et dans cette lutte millénaire les Belluaires, les chevaleresques, les poétiques l’ont toujours emporté. C’est pour cela qu’il ne faut pas désespérer du laid. Il n’est jamais appelé à perdurer.
François Bousquet
Aprés 'la beauté sauvera le monde' Boulgakov un autre russe a ajouté 'et l'art en est un moyen'
Finir oui, mais en beauté.
Rédigé par : Mimiden | 02/12/2017 à 21:36
Bonjour,
Dostoïevski voyait juste : « C’est la beauté qui sauvera le monde. »
Barthélémy Enfantin ou Victor Hugo le savaient aussi.
La beauté est le privilège du vrai.
https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.com/2017/07/plus-un-enfant-connait-sa-mere-plus-il.html
Cordialement.
Rédigé par : Étirév Anwen | 14/12/2017 à 04:26