(Extrait de l'entretien dans Éléments 169 de Matthew Crawford) Jamais Matthew B. Crawford ne s’était autant confié. Jamais l’écrivain américain n’avait poussé aussi loin l’analyse implacable du nouvel esprit du capitalisme et des mécanismes de contrôle social diffusés depuis la Silicon Valley. Jamais il n’avait dressé une typologie de l’upper class mondialisée aussi dévastatrice.
Éléments : Votre premier livre, Éloge du carburateur, est sorti en 2009, à une époque où la crise financière battait son plein. Avec le recul, dans quelle mesure le « déclassement » de pans entiers de la population américaine s’est-il avéré être le symptôme d’une dépossession autrement plus large ?
Matthew Crawford. Ce n’est que quelques mois après avoir achevé l’écriture de ce livre que la forme la plus préoccupante de dépossession introduite par l’économie moderne m’est devenu évidente : l’appropriation mécanique et systématique de notre attention. Tant il est vrai que ce à quoi vous prêtez votre attention détermine ce qui est vrai pour vous, ce qui est véritablement présent pour votre conscience. Ces intrusions dans votre intimité ne peuvent que réorganiser l’expérience humaine de façon considérable. On peut dire, en exagérant à peine, qu’en une décennie, on a assisté à l’avènement d’une situation inédite : une poignée de personnes dans une poignée d’entreprises orchestre les filtres qui, via des algorithmes, déterminent ce qui est pensé chaque jour par des milliards de personnes. […]
Éléments : L’Éloge du carburateur est notamment une critique de la « dégradation du travail » qui accompagne la transition vers une économie post-industrielle dans les sociétés occidentales. En quoi cette idée du « travail dégradé » se distingue-t-elle du « travail aliéné » du marxisme classique ?
Matthew Crawford. Je suis sûr que les deux se recoupent en grande partie. Depuis toujours, le travail sert les intérêts de quelqu’un d’autre – c’est pour cela qu’on vous paie. Mais je crois que, en raison de la prolétarisation croissante de l’activité, la part du travail que constitue le « travail aliéné » décrit par Marx est beaucoup plus grande qu’auparavant. De plus en plus, le professionnel – fût-il enseignant, médecin, ingénieur ou architecte – prend des allures d’employé de bureau. Comme lui, son quant-à-soi se réduit et les occasions de faire usage de son jugement personnel se font rares. Les prescriptions du médecin sont fortement guidées par les HMOs [organisme médical privé assurant un forfait santé (NDLR)] et il travaille dans un cabinet appartenant à un hedge fund (dont certains se spécialisent dans les cabinets médicaux), lequel lui dicte de passer treize minutes en moyenne avec chaque patient. Le boulot de l’enseignant n’est plus d’enseigner, mais de maximiser les notes qu’obtiennent les élèves dans des examens standardisés. Et ainsi de suite. La logique de la chaîne de montage s’est étendue aux emplois en col blanc. […]
Éléments : Vous avez écrit que les « speech codes, ateliers diversité et autres formes de réglementation supérieures » traduisent des changements dans la nature même du travail de bureau. Croyez-vous qu’une dynamique similaire explique l’adoption récente par nombre d’entreprises américaines des propositions progressistes en matière de genre ?
Matthew Crawford. J’imagine qu’une plus grande mixité dans le bureau (à la différence de l’atelier ou du chantier) a depuis toujours demandé, d’une manière ou d’une autre, une espèce de régulation sexuelle, quand bien même ce n’était que pour ménager les apparences. Mais ces apparences sont susceptibles d’être modifiées. Au départ, cela signifiait que les hommes devaient faire en sorte de ne pas incommoder leur entourage en admirant sans retenue telle femme ou en faisant des plaisanteries salées (la plupart des plaisanteries). Cela dit, il se peut que le fait d’être seule de son sexe parmi un groupe de collègues masculins mette une femme mal à l’aise. Il en est de même des excès de langage typiquement masculins dans les réunions d’entreprise (il s’agit là de la fameuse « masculinité toxique » qui donne aux femmes l’impression qu’elles sont de trop) qui conduisent à recourir au lexique de la conquête sexuelle pour décrire un succès dans une quelconque entreprise commerciale. De telles manifestations des « esprits animaux » du mâle sont dans leur ensemble devenues « problématiques ». Le soupçon pèse notamment sur les formes d’amitié masculine (ou, si l’on préfère, de camaraderie) – la rivalité, le goût de l’insulte bien formulée, la compétition dans la démesure. Il convient que toute compagnie soit mixte. […]
Éléments : Et pour ceux qui ne réussissent pas leur mise en scène, il existe des sanctions, n’est-ce pas ? Cet ingénieur chez Google, par exemple, licencié pour avoir « perpétué des stéréotypes de genre nuisibles »…
Matthew Crawford. Le tumulte récent chez Google fut provoqué par un ingénieur qui a fait circuler un mémo où il a osé avancer que les hommes et les femmes sont biologiquement prédisposés à préférer certaines choses et à avoir certaines aptitudes, ce qui se traduit par des différences dans la propension à faire le métier d’ingénieur (il a admis que les différences de sexe n’ont qu’une incidence infime sur l’aptitude logique et mathématique). Il s’est fait sommairement virer pour avoir tenu un « discours de haine », une expression qui signifie qu’on est en dissidence par rapport aux codes sémantiques dominants dont le but principal est de camoufler la réalité sociale. Le dissident de Google a échoué en tant que bourgeois. Aujourd’hui, le bourgeois accompli apprend à fonctionner au sein d’une conscience dédoublée, tout comme le bureaucrate soviétique en son temps. On s’exprime en recourant à des formules stéréotypées et approuvées tout en cherchant à transmettre des informations utiles, mais entre les lignes, de manière à ce qu’on ne puisse rien vous reprocher. […]
Éléments : J’aimerais bien revenir sur cette idée de « politique avant-gardiste ». Une telle politique n’est-elle pas de nature contradictoires ? L’avant-gardiste n’est-il pas contraint de rester toujours sur le qui-vive pour contenir les forces rétrogrades et les saboteurs ?
Matthew Crawford. Oui. Parfois, cela prend la forme de la simple diabolisation (la dissidence devient la « haine »), mais souvent cela se traduit en termes psychologisants : il est passé à travers le filtre d’un détachement feint et comme clinique. La question devient alors : qui accepte l’avenir avec la tranquillité de ceux qui savent « passer à autre chose » (les vrais adultes) au lieu de s’accrocher craintivement au passé ? […]
Éléments : Comment expliquer ce manque de connaissance de soi chez les élites ? Est-ce simplement l’artefact, le résultat, comme certains le prétendent, d’une homogénéisation institutionnelle et géographique toujours plus grande ?
Matthew Crawford. Voilà la vraie question pour la sociologie politique en ce moment. Si on savait répondre à la question de savoir comment le système se perçoit, on parviendrait à comprendre l’incapacité des médias à appréhender la montée du populisme. Songez à la réaction hystérique face à l’élection de Trump. La menace que Trump constitue pour les élites ne concerne pas leurs intérêts, mais plutôt l’image qu’elles se font d’elles-mêmes. À mon sens, il s’agit tout d’abord d’un défi d’ordre épistémique [qui raisonne sur les connaissances des autres agents (NDLR)].Voilà la vraie question pour la sociologie politique en ce moment. Si on savait répondre à la question de savoir comment le système se perçoit, on parviendrait à comprendre l’incapacité des médias à appréhender la montée du populisme. Songez à la réaction hystérique face à l’élection de Trump. La menace que Trump constitue pour les élites ne concerne pas leurs intérêts, mais plutôt l’image qu’elles se font d’elles-mêmes. À mon sens, il s’agit tout d’abord d’un défi d’ordre épistémique [qui raisonne sur les connaissances des autres agents (NDLR)]. Le géographe français Christophe Guilluy et le journaliste américain Christopher Caldwell ont tous les deux bien dressé la carte de la ségrégation politique par laquelle les gagnants de l’économie globalisée en arrivent à habiter une bulle d’amour-propre dans laquelle ils n’ont que peu de contact avec ce que Guilluy qualifie de périphérie. […]
Suite de notre entretien avec Matthew Crawford, dans le numéro 169 d'Éléments.
En kiosque depuis le 22 novembre 2017
Le sommaire
Dossier
Libéral, réactionnaire, populiste ? La Nouvelle vague du conservatisme
• Les équivoques du conservatisme, par Alain de Benoist
• Pourquoi je ne suis pas conservateur, par David L'Epée
• Quand le socialisme était conservateur, par Thibault Isabel
• Les points de vue de Guillaume Bernard, Mathieu Bock-Côté, Christophe Boutin, Jacques Dewitte, Frédéric Rouvillois, Eric Zemmour...
Et aussi...
• Un entretien exclusif avec Matthew B. Crawford
• Marseille : explosion d’un laboratoire multiculturel, par Jean-Paul Brighelli
• Ecole : les neurosciences contre les pédagogistes, par Yves Christen
• Le bel avenir du nucléaire, entretien avec François Géré
• Le crépuscule de la chasse
• Film : Patrick Buisson rend hommage aux anarchistes-conservateurs
• Le romantisme fasciste vu par Paul Sérant
• Les trésors de Matulu, etc.
Commande et abonnement (en cadeau et à titre exceptionnel, tous les nouveaux abonnés à Éléments recevront gratuitement le livre d'Alain de Benoist Fêter Noël, légendes et traditions. Une passionnante redécouverte du folklore de la campagne française et des différentes régions de notre Europe. Avec de multiples suggestions pratiques pour célébrer la plus vieille tradition du monde... : Abonnement
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