Michel Déon, l’auteur des Poneys sauvages et dernier des Hussards est mort ce mercredi d’une embolie pulmonaire, en Irlande où il résidait. Nous publions en hommage cet entretien inédit de juin 2014, alors que l’académicien venait de mettre en vente sa collection d’ouvrages de Paul Morand, ce qui fut pour nous l’occasion d’évoquer sa relation avec son illustre aîné comme la passion qu’il aura toute sa vie nourri pour la bibliophilie.
Quelle place tient la bibliophilie dans votre vie ?
C’est un loisir, mais très dirigé, car la bibliophilie requiert de nombreuses connaissances. Ces connaissances, j’ai fini par les acquérir essentiellement grâce aux libraires dont je vois peu à peu la disparition, ce qui me désespère. J’ai donc eu deux, trois grands amis qui étaient des libraires magnifiques. Combien d’auteurs doivent leur survie au travail de libraires privilégiant toujours une certaine idée de la littérature et du style, nonobstant les modes, l’air du temps ou les conflits idéologiques ? Après cette initiation, vint ensuite un autre stade, parce qu’il est difficile de se livrer à la bibliophilie avec les maigres moyens d’un étudiant. On découvre alors que le livre est aussi une monnaie d’échange, qu’il a une valeur par sa typographie, son caractère, sa couverture et… sa rareté. On se jette alors sur les exemplaires de tête sur papier hollande pour faire partie des privilégiés et appartenir pleinement à la secte des bibliophiles ! Il y a aussi la valeur de l’illustration. La plupart du temps, seuls les vingt, trente, éventuellement cent exemplaires de tête sont illustrés et ils le sont souvent par de grands artistes. Enfin, il y a le passage à la reliure. Quand je donne un livre à relier, je ne dis pas : « Je veux tel caractère », ou : « Faites-moi la couverture en mauve et les pages jaunes… » Non, devant un relieur, vous devez faire confiance : c’est un artiste, c’est lui qui s’inspire du livre que vous lui confiez et qui trouve le caractère approprié, la matière de la couverture, le type de papier idéal…
Comment avez-vous découvert l’œuvre de Paul Morand ?
Je l’ai découverte dans la bibliothèque de mon père qui, comme ma mère, était un grand « liseur ». Quand j’étais enfant, on veillait à ce que je ne me précipite pas sur des choses trop légères et mes parents surveillaient donc mon accès à leur bibliothèque. Malheureusement, mon père est mort alors que j’étais à peine âgé de treize ans, et je suis ainsi devenu très tôt adulte. Par conséquent, j’ai pris le droit de lire ce qui m’intéressait et j’ai eu envie d’ouvrir un livre de Paul Morand… J’ai commencé par des nouvelles, ce devait être le recueil Ouvert la nuit… L’année suivante, nous avions déménagé et je me trouvais au Cap-Ferrat, sur la Côte d’Azur. Un jour, j’étais avec ma mère, et elle m’a désigné un homme qui descendait d’un bateau à moteur : « C’est Paul Morand », me dit-elle. J’avais quatorze ans et beaucoup de culot, je suis donc allé vers lui pour lui dire : « Monsieur, voilà, j’ai lu certaines de vos nouvelles et je trouve ça formidable ! » Ça l’a fait rire. Par la suite, il m’a souvent emmené sur son bateau. Je l’ai retrouvé après-guerre. J’avais été envoyé comme journaliste à Genève et j’ai appris qu’il était alors en Suisse. Je suis donc allé lui rendre visite et nous sommes peu à peu devenus très amis. Ses livres ont vraiment été une constante dans ma vie. Je les ai cherchés et collectionnés durant cinquante ans…
Pourquoi avoir pris la décision de vous séparer d’une telle collection ?
Je ne vis pas dans un appartement, mais dans une maison, ce qui laisse de la place. Je suis tout de même arrivé à un point de saturation. Or, j’ai été désireux de communiquer à mes enfants ma passion pour la bibliophilie, et ma fille, surtout, y a été sensible. J’ai donc décidé de lui donner mes Morand afin de libérer une pièce. C’est elle qui a souhaité les vendre. Cela m’a d’abord peiné… Et puis j’ai fini par considérer que la bibliophilie avait été à l’origine de beaucoup de bonheurs dans ma vie et j’ai songé combien il était parfois difficile de dénicher, en tel pays, telle édition introuvable… Je me suis dit qu’il fallait partager ce bonheur.
Vous avez récemment préfacé la correspondance Morand-Chardonne et celle-ci a rencontré le succès. Pensez-vous possible un retour en grâce de Morand ?
Il est évident que Morand a considérablement marqué son époque, même s’il a été sévèrement critiqué après-guerre. Pourtant, il n’a jamais été pro-Allemand, conservant une distance avec les événements. Ainsi n’a-t-il jamais cédé aux voyages d’écrivains, alors fréquents, vers l’Allemagne hitlérienne ou l’Union soviétique. C’était un excellent ambassadeur qui a toujours défendu les intérêts français. On a fustigé son antisémitisme, mais pour ma part, je n’y ai jamais cru. J’ai toujours pensé qu’il avait été influencé par son épouse qui était d’origine roumaine. En Roumanie, l’antisémitisme était alors une maladie nationale, et comme Madame Morand était une femme remarquablement intelligente, elle a pesé sur Morand. Pour autant, j’ai souvent déjeuné et dîné chez les Morand et il arriva parfois que nous formions, autour de la table, une assemblée constituée par davantage de juifs que de chrétiens…
En tant qu’écrivain, vous considérez-vous comme l’un de ses héritiers ?
Non, je ne suis pas du tout un héritier de Morand. J’oserais dire, au risque de paraître prétentieux, que je suis un héritier de moi-même. Après, il est évident que j’ai été influencé par de nombreux écrivains. Celui qui compte le plus pour moi, c’est Montaigne. Sa façon d’aborder les problèmes au jour le jour, avec autant de liberté d’esprit qu’une véritable autorité… J’ai toujours un volume de Montaigne sur ma table de chevet. Il se trouve que je dors assez mal, ainsi, quand je me réveille dans la nuit, je l’ouvre au hasard, et j’y découvre toujours quelque chose de profond. Les écrivains sont mes compagnons, mes confesseurs. Je les lis et ils viennent me donner des conseils de sagesse… ou des conseils de folie !
Propos recueillis par Romaric Sangars
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