C’est sous cette annonce, qui paraphrase le titre du célèbre roman de Erich Maria Remarque À l’Ouest rien de nouveau que s’est déroulé le colloque du samedi 19 novembre à Paris, dans la salle Moncassin. Cette date coïncidait avec la sortie du numéro 163 du magazine Éléments, une des plus anciennes publications « alternatives » de France, qui traite dans ses pages de questions philosophiques, historiques, politiques et culturelles.
Le colloque du 19 novembre rassemblait dans la salle de conférences de Moncassin plus de 300 personnes — dont de nombreux Russes. Malheureusement, Alexandre Douguine brillait par son absence, puisqu’il est sur la liste noire suite aux sanctions. Ce qui ne l’a pas empêché de donner son point de vue par Skype.
En revanche, le remarquable écrivain Zakhar Prilepine était présent en personne.
Zakhar Prilepine, est la figure de proue du groupe des « enragés », comme a appelé les enfants terribles de la jeune littérature russe Monique Slodzian, professeur à l’INALCO dans son essai Les Enragés de la jeune littérature russe. Les noms de ces auteurs apparus dans les années 1990 sont Sergueï Chargounov, Andreï Roubanov et Zakhar Prilepine, dont l’intervention inaugurale a ouvert les débats.
- Peut-être nous direz-vous quelques mots au sujet de votre « Lettre à Staline », pour laquelle nos libéraux vous accusent ici d’adhérer aux idées staliniennes ? a demandé le modérateur à l’écrivain.
Zakhar Prilepine : « Staline était un despote, un tyran, une personne effrayante, néanmoins, pour comprendre le fond de ma « Lettre à Staline » il fallait vivre dans la Russie des années 1990, où, selon les paroles de Zinonviev « on visait le communisme, mais on est retombé en Russie ». Alors on s’est mis à détruire les mythes soviétiques, et ensuite on s’en est pris aux mythes russes ; et après à l’église, et ensuite au peuple russe en tant que tel, déclarant que la Russie est le trou noir de l’humanité. Et qu’il vaudrait mieux qu’elle éclate non en 15 mais en 345 morceaux. Et les gens qui prononçaient ces paroles avaient obtenu tous leurs privilèges en se partageant l’héritage soviétique, constitué d’une manière ou d’une autre à l’époque stalinienne… C’est précisément ça qui m’a poussé à écrire cette lettre, se terminant par les mots qui provoquent la rage des milieux libéraux : « Nous te sommes tous redevables. Et sois maudit. »
- Ce qui bien entendu a été suivi de l’inévitable question : « Qui est Poutine, pour vous ? Le défenseur des valeurs traditionnelles ? Un nouveau tsar ?
Zakhar Prilepine : « Ce qui se passe et ce qui s’est passé dans la conscience de VVP, je n’ai pas besoin de le comprendre, répondra l’écrivain. Mais je donnerai cher pour me balader une heure et demie sur les petits chemins de sa conscience. Qui plus est, je pense que ce serait une surprise non seulement pour moi, mais pour tout son entourage.
(…)« Je vais vous raconter comment a été prise la décision concernant la Crimée après le Maïdan, poursuit l’écrivain. Représentez-vous une réunion où figurent les 25 personnages clés de la Russie. Poutine demande qu’on s’exprime sur le sujet — et tous les 25 on dit « Il ne faut pas. C’est impossible. C’est une catastrophe. » Poutine a dit : « Je vous ai compris. On va le faire. ». Et le peuple a apprécié cette attitude de « l’empereur ». Poutine s’est embarqué avec son peuple — et le peuple s’est réjoui. »
Cette histoire, qui a frappé Alain de Benoist, figurera certainement dans les prochains manuels d’Histoire, qui, comme on le sait, est farcie d’anecdotes de ce genre tirées de la vie des gouvernants !
- Pourquoi est-ce que la littérature russe, est malgré tout plus vivante que toutes les autres, a demandé la correspondante de L’Observateur russe à l’écrivain.
Zakhar Prilepine : « Cet état de choses est le reflet des esprits en Russie, l’état d’une nation qui traverse un nouveau soulèvement passionnel. Je pense que la littérature soviétique a agi très fortement sur cette littérature, la littérature de la Grande Guerre Patriotique. Le peuple qui a accompli la révolution de 1917, qui a gagné la Seconde Guerre mondiale en a retiré une charge colossale d’assurance et de courage. Dans les années 1990 cette charge a été foulée aux pieds, calomniée, mais en fin de compte, elle s’est remise à fonctionner, parce que c’est une source d’énergie puissante. Et les préceptes inscrits dans la conscience des Russes par la littérature russe et soviétique, en particulier celle de la guerre, joue ici un grand rôle».
- On considère votre magazine comme une publication d’extrême-droite. C’est bien le cas ? ai-je demandé à Pascal Eysseric le rédacteur-en-chef d’Éléments et organisateur de l’événement.
Pascal Eysseric : « Ce n’est pas tout à fait exact. Il s’agit de la recherche d’une vision du monde complètement différente des définitions habituelles, comme « progressisme-conservatisme », « droite-gauche », «archaïsme-modernisme », etc. E c’est pour cette raison que nous observons avec attention le phénomène de la nouvelle littérature russe, auquel le numéro 163 du magazine est consacré. Nous avons demandé à nos interlocuteurs habituels, tels que Slobodan Despot, ancien bras droit de Vladimir Dimitrievic, le fondateur des éditions L’Âge d’homme. Le Serbe V. Dimitrievic était étroitement lié avec notre publication, qui accordait et accorde encore une attention toute particulière à la littérature d’Europe de l’Est, en particulier à la littérature russe. Malheureusement, cette maison d’édition ne suit plus la ligne tracée par Dimitrievic aujourd’hui, qui cherchait à diffuser la littérature russe dans le monde. On n’y publie plus les auteurs russes. C’est triste et nous cherchons précisément à cause de ça à réunir autour d’Éléments un maximum d’auteurs et d’amateurs de ce domaine.
- Quels sont les éditeurs invités au colloque ?
Pascal Eysseric : « Les éditeurs invités offrent au lectorat français la lumière de la littérature russe contemporaine. Nos stands proposent les livres de maisons d’édition amies, telle que Les Syrtes, Astrée, La Différence, Krisis ainsi que la nouvelle-née Louison, qui signifie « guillotine » dans l’argot de l’inoubliable année 1792. Et La Manufacture de livres propose sa série de polars contemporains d’auteurs russes « de pointe ». La collection porte un nom lapidaire Zapoï. C’est ainsi que l’a baptisée son directeur Thierry Marignac, auteur audacieux et talentueux traducteur littéraire. Vieil ami d’Édouard Limonov, Marignac sort des cadres politiquement corrects dans ses propres romans»Б
Pendant tout le colloque devant la salle de conférences se tenait sans interruption une séance de dédicaces dans la pièce adjacente. Une queue se formait vers Zakhar Prilepine. Jean-Robert Aviot signait son livre polémique « la Russie va-t-elle vers la Guerre Froide ? ». Sur le stand de Krisis, Xavier Eman distribuait ses autographes sur son premier ( !) livre : Une Fin du monde sans importance. Il n’était pas écrit qu’Alexandre Douguine rencontrerait en chair et en os ses lecteurs français : les portes de la capitale française étaient verrouillées par les sanctions.
Alexandre Douguine est apparu en réalité virtuelle devant son auditoire parisien en costume sévère avec sa barbe imposante (qui le fait un peu ressembler à Engels). Cet érudit et politologue, qui parle neuf langues, s’est exprimé à l’écran dans la langue de Corneille.
Évidemment, le leitmotiv des déclarations de Douguine était le changement d’attitude du monde vis-à-vis de la Russie après la victoire de Trump aux élections américaines. D’après lui, le nouveau président américain « incarne l’espoir de l’Amérique profonde conservatrice, car il ébranle le pouvoir de la minorité oppressive sur la majorité silencieuse ». En ce sens, considère l’observateur est un « populiste » au sens véritable du mot — car « populus » signifie « le peuple ». « Poutine n’a aujourd’hui plus aucune raison d’être anti-américain », explique Douguine à l’auditoire. « Son ennemi a changé de visage. Dorénavant, son ennemi c’est notre marais russe, comme se fait appeler notre libéralisme à visées hégémoniques ». (…) « Poutine combat le marais intérieur tout comme Trump. Et c’est pour cela, que je considère Trump comme un Poutine américain».
Dans ses commentaires sur ces pronostics heureux, Alain de Benoist a fait preuve d’un optimisme prudent, se méfiant d’une euphorie sans mesure :
« Pour ma part, je garde une distance par rapport à la situation présente. Le facteur principal bien venu aujourd’hui, à mon avis, c’est le coup d’arrêt à la Guerre Froide. Néanmoins, nous ne pouvons savoir avec certitude ce que fera Donald Trump, il ne le sait probablement pas lui-même. Personne ne sait ce qui va se passer».
- Ne craignez-vous pas que l’étiquette « rouge-brun » va de nouveau avoir cours en France ? Et que ne s’élève contre les nouveaux littérateurs russes une levée de boucliers comme ce fut le cas contre Limonov en son temps ? a demandé L’Observateru russe à Alain de Benoist.
Alain de Benoist : « Je ne crois pas. Nous ne sommes plus à la même époque. La banquise a fondu. Je suis certain que cela ne se répétera pas. À une époque où la France et à un degré bien supérieur, est concentrée sur le système des sanctions contre la Russie, absurdes, de mon point de vue, on laisse entrer une grande quantité de réfugiés du Proche-Orient, au nombre desquels on compte des terroristes en puissance, le pouvoir fait obstacle à l’entrée de gens tels que le philosophe et l’écrivain Alexandre Douguine. En d’autres termes, les étiquettes ont changé. Et les cibles ont changé aussi… Le temps fera son œuvre, on verra».
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