La littérature a ses raisons que la raison ignore. Par quels linéaments, circonvolutions, sourdes capillarités, voire aberrations cascadeuses..., Les visages pâles, troisième roman de Solange Bied-Charreton, nous rappellent Villa Oasis d'Eugène Dabit ? Le souhait n'étant pas de convaincre, ni de poser un axiome mais d'amuser les papilles par quelques affinités électives. Une balise proleptique pour prévenir des objections trop exclamatives. Quant au pitch, l'encadré de la quatrième de couverture y suffira amplement.
Solange débute son histoire par un enterrement et il faut bien reconnaître qu'Eugène excelle dans les défilés de corbillards. Pour chacun d'eux, une maison de maître s'érige en phare. Villa Oasis dans la banlieue parisienne pour l'un, la Banèra dans le Gers pour l'autre. Eugène se penche sur des purotins enrichis dans des hôtels de passe. Solange dissèque des grands bourgeois de vieille extrace. Fine mouche, elle entend qu'il n'y a guère de différence de fond entre les arrivistes et les nantis. Ces derniers, malgré leur sentiment de caste, sont bien semblables aux autres. Des vases non communicants, certes, mais où débordent les mêmes fleurs artificielles. La « sensibilité d'aspirateur » dont parle Solange et qui rime parfaitement avec «la sensibilité d'ascenseur » moquée par Céline. Entre un voyage Fram à Djerba et la location d'une cabane “authentique”, avec plage privative, sur une île lointaine, il n'existe qu'une différence de prestation. Bon, là, j'ouïe que ça gueule déjà dans les rangs. « — M'enfin des années 30 d'Eugène aux années 2000 de Solange, s'est écoulée une sacrée mi-temps. » Nous ne pouvons pas le nier. Cependant, l'individualisme forcené, le mercantilisme échevelé du monde moderne ne datent pas d'hier. Simplement les rêves d'écran plat et d'iPhone à je ne sais quel chiffre ont remplacé les rêves de Galeries Lafayette. C'est la même partie, le fond de jeu reste identique. Aujourd'hui, on joue plus vite, on s'ennuie plus vite dirait Solange. Selon que nous considérons que nous sommes tout autant les enfants d'une époque que le fruit de nos géniteurs, il nous faut bien avouer notre attachement à quelques chromos calendaires. Sans pouvoir éviter le fameux “c'était mieux avant” (Philippe Murray corrigeait joliment par c'était mieux toujours), il y a meilleur temps à boire un Pernod au Café des Courses avec les poteaux d'Eugène que d'affronter un brunch bien comme il faut avec les relations de Solange. D'autant que celle-ci, pour un instant, pour un instant seulement, remet en situation Ivan et Noémie, les héros de son précédent roman : Nous sommes jeunes et fiers. Ce couple parfaitement adapté au brunch, en quête d'une vie “plus vraie”, se vautre jusqu'à l'écœurement (le nôtre) dans le flot turbide des discours publicitaires en odeur d'écologie et d'amour de l'autre à condition qu'il soit très lointain. Un pouvoir émétique dépassant largement celui des alcools anisés. De plus, tous les copains d'Eugène connaissent leur grand-père. Ils confortent la séduisante théorie de Charles, personnage fort dessiné par Solange. « Il y avait sur la terre deux sortes d'hommes et de femmes. Charles le prétendait. Cela valait pour tous, il le soulignait. N'importe qui d'humain pouvait se retrouver dans cette répartition. Il y avait d'un côté ceux qui savaient ce qu'avait fait leur grand-père avant qu'il le devienne ; de l'autre ceux qui ne savaient rien de sa vie passée. [...] Les premiers accordaient de l'importance à la mémoire familiale. [...] Les seconds vivaient intensément avant qu'il soit trop tard. [...] Les gens de la mémoire capitalisaient valeurs et traditions, les gens de l'immédiat se dépensaient le plus possible. [...] L'humanité synchrone tirait sa force des possibilités de l'instant ; l'humanité diachrone du savoir des anciens, la joie et la tristesse s'héritant également. Chez les immédiats, elles se contractaient et puis s'abandonnaient. Bien qu'il s'agisse d'un concept postmoderne, la psychanalyse comme outil de connaissance de soi ne pouvait réellement prendre son ampleur et jouer son rôle que chez les mémoriaux, car ils affectionnaient se souvenir, ils se trouvaient des ressemblances ou se vouaient des haines. »
À l'instar de Houellebecq, Solange a le bon œil pour décrypter les codes de la société. L'essor du tribalisme lui permet une copieuse vendange. Solange épigone de Houllebecq. On ne saurait le lui reprocher. « Tout peut arriver dans la vie, et surtout rien. » Ça c'est du Houellebecq quand il taquine Chardonne. Solange claque très bien aussi : « Ils étaient ce qu'ils faisaient. Ils n'étaient rien du tout. », « Ils avaient envie d'être aimés, ou peut-être d'une prime. », « Nous mourrons mieux, mais cela ne se verra même pas. Nous mourrons moyens, intranquilles. »... Elle marque aussi sa différence et laisse à Houellebecq les attributs du clinicien naturaliste. Elle ne se drape pas du gonfalon de la misère ontologique de l'homme. Elle ne renonce pas à une approche psychologique de ses personnages. Solange ne renonce pas. La voici de nouveau dans la même barque qu'Eugène. Ils rament ensemble pour nous faire découvrir, au fur et à mesure de l'intrigue, chacun de leurs protagonistes selon une sorte de miroir aux tiroirs cher à Jacques Laurent. Aucune des figures animées par ces deux auteurs ne sont vraiment attachantes ni tout à fait détestables. La complexité impose l'ambivalence. Rien n'est d'un bloc, des petites touches qui s'opposent ou se complètent. Serait-il si démodé de dire que la compassion d'Eugène et de Solange s'accorde à celle de Céline ? « La tristesse du monde saisit les êtres comme elle peut, mais à les saisir elle semble parvenir presque toujours. »
Pour le clap de fin, avec Eugène, c'est peinard et tranquille. Tout finit bien parce que tout finit et tous les personnages meurent. Solange opte pour une fin heureuse. Pour caresser le lecteur plus que pour elle-même ? « Le tragique fait très bien bâiller » disait Céline, Les visages pâles point du tout.
Michel Dejus
Solange Bied-Charreton, Les visages pâles, Stock, 392 p., 20,50 €.
4 de couv
Quand Raoul Estienne s'éteint au soir d'une vie d'industriel, ses trois petits enfants prennent la route. Ils enterrent un vieil homme, ils enterrent leur enfance. La demeure familiale est trop grande, trop vide, trop muette pour leur père Jean-Michel qui voudrait bien s'en débarrasser. Ce serait pour eux un ultime coup dans une plaie que la société française acidifie chaque jour davantage.
Nous sommes en janvier 2013, Hortense, la trentaine décidée a fondé une start-up, Clean and co, qui cartonne. Sa sœur Lucile traîne ses talents de graphiste solitaire dans l'une des tours postmodernes de La Défense. Alexandre, lui, est poussé dans le mouvement de La Manif pour Tous. Lorsque les agitations dégénèrent, lorsque Lucile tombe amoureuse de Charles, lorsque enfin le désordre s'empare de l'existence d'Hortense, tout bascule.
Un grand roman contemporain, une satire sociale où résonnent humour, tragédie et émotion.
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